sandrine mariette

~ Factory

L’Hydre de Lerne-Cécile Wajsbrot

Dans son nouveau roman, sombre et lumineux, douloureux, et vital, « L’Hydre de Lerne », Cécile Wajsbrot raconte une période sa vie, celle où elle a accompagné son père diagnostiqué atteint de la maladie d’Alzheimer en 1996 et qui décèdera en 2001. L’écrivaine n’apporte pas un témoignage, mais bien plus, un récit autobiographique. Pas question de mêler ses maux à ceux des scientifiques, l’urgence est d’être auprès de son père malade son père sans se laisser engloutir, sans plonger.  « L’hydre de Lerne : Serpent aquatique à plusieurs têtes. A peine l’une était-elle coupée que d’autres apparaissaient. Hercule parvint à vaincre le monstre avec l’aide d’Iolaos qui cautérisa chaque blessure, empêchant ainsi que d’autres têtes repoussent » Interview.

Cécile Wajsbrot

Sandrine Mariette Factory. Comment le livre s’est-il construit ?

Cécile Wajsbrot. En avril-octobre 2000, je suis à la fin de la maladie de mon père puisqu’il décèdera en juin 2001. J’ai écrit un premier jet, travaillé, retravaillé et, au moment, où cela m’a apparu abouti, j’ai laissé reposer. Puis je l’ai relu et je l’ai trouvé nul, ce manuscrit était tout ce que je craignais que cela puisse être. A l’automne 2009, j’ai refait de l’ordre dans mon bureau, je suis tombé sur texte imprimé, car j’avais jeté le manuscrit et le fichier informatique. J’ai commencé à relire et j’ai vu tout ce qui n’allait pas avec la distance de neuf ans, dix ans presque. Il y avait des choses en trop, et je me suis prise au jeu. Après tout, s’il y avait de l’inintéressant, il y avait peut-être, aussi, quelque chose à sauver.

S.M.F. Est-ce une autobiographie ?

C.W. Ce n’est pas une autobiographie, c’est un récit autobiographique, ce n’est pas ma vie, c’est une séquence de six mois de vie et d’écriture. Pour aborder l’écriture, je suis amenée à faire des retours en arrière, à préciser certaines choses, mais je ne raconte pas ma vie. Ce ne sont pas des mémoires. C’est cette maladie, les modifications qu’elle a apportées et qu’elles posent, et le retour sur autre chose qu’elle amène.

S.M.F. Quel a été votre point de vue dans ce livre ?

C.W. C’est compliqué, c’est un peu l’image dans le tapis, ce qui est essentiel et qu’on ne voit pas. C’est celui d’un écrivain, du côté du littéraire et pas du rapport, de l’état des lieux. Ensuite, il se pose une question de ton, de trouver la bonne distance par rapport à ce qu’on écrit. C’est un journal sans date avec des repères temporels imprécis, mais flottants, et cela contribue à donner un aspect particulier au texte. Car, dès le départ, je tenais à une structure en chapitres, une façon pour moi de signifier que ce n’est pas brut de décoffrage, c’est un vécu pensé, organisé. C’est ma conception de la littérature, c’est impensable de donner un témoignage brut même sur des choses très douloureuses, l’intensité de la douleur, l’énormité de la catastrophe ne justifient pas l’absence de travail sur la forme, la langue, c’est trop facile, sinon.

S.M.F. Très tôt, le lecteur sent qu’il va plonger dans cette inversion parent-enfant, cette contradiction où l’enfant va être le lieu de la mémoire et celui des origines ou bien va devoir y retourner. C’est une véritable épreuve de l’être ?

C.W. Oui, nous sommes des générations qui vont voir leurs parents vivre trop longtemps errant dans les couloirs, dans les maisons de séjour, peser de tout leur poids sur la vie de leur descendance. La nôtre.

S.M.F. Au-delà des écrits scientifiques sur Alzheimer, vous apportez un diagnostic humain, un sens au non-sens, un sens à être là, encore, même si pour l’entourage, les malades semblent si isolés ?

C.W. Je ne suis pas médecin, mais j’ai du mal à penser qu’il n’y a aucun lien entre une dégénérescence physique, une maladie et la vie ou la personne atteinte de cette maladie. Je ne veux pas dire que l’on est responsable de ces maladies, mais qu’elles ne nous viennent pas par hasard. Peut-être que la maladie de mon père n’était pas en contradiction avec son caractère, et je n’ai pas eu à souffrir de quelqu’un de totalement autonome à dépendant, car il n’a jamais été autonome. Il était très démuni dans sa vie et, pour moi, cette maladie était un aboutissement logique de son existence et de son mode d’être.

S.M.F. Comment réagit-on face à cette épreuve ?

C.W. Quand on est face à une épreuve, ce qui m’est arrivée à l’annonce d’Alzheimer, c’est de ne pas en vouloir, de la refuser. Après les circonstances font que de toute manière on va la traverser, alors autant l’accepter car l’énergie passée à la refuser, est une énergie que l’on dépense contre soi-même. A partir de ce moment-là, accepter veut dire s’ouvrir à l’épreuve et aux bons moments qu’elle comporte. Il y a un enrichissement à voir les choses autrement, d’un point de vue humain, ne pas se laisser influencer par le vocabulaire médical ni par les stéréotypes. Car tout ce qui est dit : retomber en enfance, par exemple, pour cette maladie, ce n’est pas intéressant et c’est faux. Physiquement, lorsque vous avez un enfant et une personne âgée, ça n’a rien à voir. La dépendance de la personne âgée, elle progresse et va vers la mort, alors que celle de l’enfant va vers la vie et l’autonomie. Moi, je n’arrive pas à endosser ce type de rapprochement. Je pense que la personne qui accompagne et la personne malade ont encore à trouver des choses dans cette maladie.

S.M.F. Y’a-t-il un sursaut d’un traumatisme enfoui, d’un choc passé sous silence, qui resurgirait dans cette maladie ?

C.W. Pour ma tante qui souffrait d’hallucinations, ce qui a été très frappant, c’est la religiosité, elle voyait des rabbins partout… Je savais qu’elle avait été marquée par l’histoire, par la guerre, elle était juive, et c’était étonnant de voir resurgir tous ces rabbins. Mon père, c’était l’impression d’un poids trop lourd qui a écrasé sa vie soit dans le refoulement soit dans le silence. Tout à coup, il abandonne, il a assez vécu avec ça, et en lâchant cette surcharge, qui est très constitutive de sa vie, il quitte, se délivre de tout le reste, ce traumatisme, cette négation ; là, il on oublie tout.

S.M.F. Vous utilisez souvent le mot « errance », vous semble-t-il plus approprié que celui maladie d’Alzheimer ?

C.W. C’est plus beau, c’est un terme poétique. Cela définit aussi ma situation intérieure, c’est un mot familier pour moi. Et donc je l’interprète d’autant plus chez les autres. C’est peut-être une errance libre, il y a des moments où c’était libératoire, pour lui, ce dépôt de charges et de responsabilités, car quelqu’un d’autres allaient les ramasser. Ce qui est étrange, c’est la perdition, l’égarement, un regard absent, c’est une perte de sens. D’après ce que j’ai pu décrypter auprès de mon père, il y avait des moments où cette perte de sens, cet abandon des responsabilités étaient libératoire et d’autres où il était très angoissé. A ce moment là, il faut quelqu’un pour le rassurer.

Cette errance est une sorte de récit intérieur qui n’a rien à voir avec le récit du réel. Il y une démission du réel. Se libérer dans l’imaginaire, mais pas dans le réel.

S.M.F. Est ce que vous n’êtes pas Antigone, à la fin de la vie de son père aveugle, qui le conduit ?

C.W. Cette image d’Antigone, c’est très beau, c’est tentant de vous dire oui. L’accompagnement, je l’ai vécu pour mon père. Il y a eu un moment, où je me suis sentie plutôt Electre, où j’ai compris intimement la nécessité des lois pour empêcher le meurtre car, vers la fin, il y avait des moments très durs, déchirés par des pulsions de mort. Il y a eu un moment, je n’aurais pas assassinner mon père, mais je l’aurais fait passivement, comme débrancher quelqu’un, lui ôter un poids. J’ai vécu cet accompagnement comme une tentative de lui redonner une dignité qu’il n’avait pas à mes yeux et, paradoxalement, c’est cette maladie qui a permis cela.

S.M.F. Qu’est-ce que cette épreuve vous a apporté, qu’est-ce qu’il n’y avait pas avant et qu’il y a eu après ?

C.W. Une relation avec mon père, une restitution, une réparation. Ça m’a donné un père. D’une nature particulière, mais c’était quand même mon père. Et s’il y a une servitude qui est à l’étymologie de la famille, là ce fut une servitude consentie, un apprentissage, une formation. On ne choisit pas les événements qui nous arrivent, mais on a une marche de manœuvre dans la façon dont on les reçoit, et ce qu’on en fait. Il y a une résilience dans la vie, à travers ce que cet accompagnement m’a donné, et dans l’écriture, avec ce livre que j’ai hésité à accepter, je suis en train de l’apprivoiser maintenant.

S.M.F. Pourquoi ce titre ?

C.W. Le premier était « La Croisée des chemins ». Puis « L’Hydre de Lerne » m’est apparu lumineux. C’était l’image que je pouvais vivre à l’époque, à peine a-t-on résolu un problème qu’il y en a un autre à vivre, à peine a-t-on coupé une tête qu’une autre resurgit. Aujourd’hui, on pourrait y voir une métaphore de la maladie mais, pour moi, il était clair que c’était une image de la famille, de la servitude familiale, c’est-à-dire que vous pouvez essayer de vous échapper, d’aller aussi loin que vous voulez, ça vous rattrape toujours.

Interview de Sandrine Mariette Pour la S.M.F.

« L’Hydre de Lerne », de Cécile Wajsbrot (Denoël, 188 p.).

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Posted in Littérature générale by Sandrine Mariette on avril 25th, 2011 at 20:00.

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