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Dans la peau d’Annemarie Schwarzenbach

Annemarie Schwarzenbach en 1938.

Qui est Annemarie Schwarzenbach ? Méconnue encore il y a quelques années en France, Annemarie Schwarzenbach, l’un des trois grands écrivains voyageurs suisses du 20e siècle, avec Nicolas Bouvier et Ella Maillart, a en quelques années, produit une œuvre complexe et passionnante. Dominique Laure Miermont, sa traductrice et biographe, en collaboration avec Nicole Le Bris, spécialiste de l’œuvre d’Annemarie Schwarzenbach ont rassemblé articles, lettres, photographies…, qu’elles ont présentés et annotés dans un livre exceptionnel et passionnant « La Quête du réel » (La Quinzaine littéraire-Louis Vuitton). Et c’est une autre Annemarie Schwarzenbach que l’on découvre, une journaliste exigeante et perspicace (elle a signé plus de 300 reportages), une femme engagée, un écrivain en quête, une photographe avertie… Interview de Dominique Laure Miermont et Nicole Le Bris.

S.M.F. Tout d’abord, pourquoi avoir choisi comme titre « La Quête du réel » pour ce recueil de textes, pour la plupart inédits, d’Annemarie Schwarzenbach ?

Dominique Laure Miermont et Nicole Le Bris. Le terme de « quête » nous a paru d’emblée montrer que le voyage chez AS ne relève jamais du divertissement, du tourisme, qu’il comporte un enjeu vital. Quant aux mots « réel », « réalité », ils reviennent constamment sous sa plume, pour indiquer non pas ce qui est donné, ce qui se présente comme une évidence, mais quelque chose qui est toujours à construire, et à construire par-delà : par-delà l’ignorance, l’aveuglement, les habitudes de pensée, la peur de voir clair…

Les textes qu’elle écrit la montrent en quête de deux types de réalité. D’une part, elle enquête pour mettre au jour telle réalité politique ou sociale. D’autre part ses voyages sont aussi guidés par des préoccupations plus personnelles –par un besoin de sens, par le souci d’approfondir sa réflexion sur la condition humaine.

S.M.F. En quoi le voyage est-il au centre de la courte vie d’Annemarie Schwarzenbach, et de son œuvre ?

D.L.M. et N.L.B. Oui, 34 ans, c’est court… Un regard sur sa biographie montre que dès ses études terminées, dès 1931, elle est sans cesse en chemin : dans le sud et le nord de l’Europe, au Moyen-Orient, aux USA, en Afrique.

Mais ce qui montre qu’il s’agit là d’une vocation originelle, c’est que la nécessité du mouvement, du voyage, est exprimée dès ses premiers textes, encore inédits, avant même qu’elle ne voyage effectivement. Et par la suite, sous une forme ou une autre, tous ses ouvrages feront la part belle au voyage ou à l’errance.

S.M.F. Pourquoi voyage-t-elle ? Est-ce une fuite, un engagement, une forme de résistance face à ce qui se passe en Europe, ou une quête intime, un besoin de se libérer de la souffrance ?

D.L.M. et N.L.B. Elle « fuit » en effet pour oublier les fausses valeurs qui régissent la vie en Europe, ou pour lutter à sa façon contre le nazisme triomphant. En tant que journaliste elle part aussi dans un souci d’engagement, pour témoigner contre les injustices, et pour aider ses lecteurs dans leur réflexion sur les choix politiques qui s’effectuent ailleurs dans le monde – aux USA, où on débat passionnément de justice sociale, en Russie, qui en 1934 lui inspire des sentiments mêlés, dans les pays scandinaves, où elle admire le système des coopératives.

Plus profondément on la sent guidée par une nostalgie des origines, qui la conduit à la recherche de sociétés restées proches des premières sociétés humaines, et en des lieux qui lui redonneraient avec le monde un contact désormais perdu.

En revanche on ne peut pas dire qu’elle part pour se libérer de la souffrance. Pour elle aucune œuvre de valeur ne peut se créer sans souffrance. C’est particulièrement vrai pour la sienne, de plus en plus hantée par un sentiment de révolte devant la condition imposée aux hommes.

Passionnant

S.M.F. « La Quête du réel » présente, pour la première fois, la multiplicité des facettes d’Annemarie Schwarzenbach. Car il faut reconnaître que son œuvre n’est pas évidente à appréhender, et que l’auteure est difficile à cerner. Comment avez-vous opéré la « mise en perspective » de ses écrits ? Quelle structure avez-vous choisie pour ce recueil, et pourquoi ?

D.L.M. et N.L.B. Suivre AS au long de ses voyages nous permettait de suivre en même temps toute son évolution intérieure. – Les textes présentés sont surtout des reportages, mais aussi des extraits des livres d’A.S., et des lettres à ses amis, Klaus Mann, Ella Maillart, Carson McCullers. Ils s’accompagnent d’un court commentaire qui permet d’en donner le contexte, d’en dégager les implications, et de faire le lien entre eux. Peut-être l’éclairage ainsi porté facilitera-t-il la lecture de l’œuvre d’A.S. déjà parue.

La structure en deux parties, Europe-Amérique, puis Orient-Afrique, correspond aux deux « pentes » de ses textes de voyage : l’engagement d’une part, la quête spirituelle de l’autre.

S.M.F. L’engagement politique qui la conduit aux Etats-Unis est-il opposé ou complémentaire à la quête spirituelle et intime qui la mène en Orient ?

D.L.M. Il est tout à fait complémentaire, car la quête fondamentale d’A.S., c’est l’Homme. En prenant fait et cause pour le New Deal de Roosevelt, elle se range du côté des déshérités et défend leur droit à une vie décente. En Orient, elle s’interroge sur la condition faite aux femmes contraintes à porter le tchador…

N.L.B. L’engagement et la quête spirituelle se rejoignent en ce que l’un et l’autre procèdent d’un même sentiment de solidarité humaine, de fraternité. Le dilemme pour A.S. est à un autre niveau : pour écrire il lui faut s’isoler, se couper des autres. Elle se le reproche souvent, jusqu’au moment où elle se convainc qu’en écrivant elle rejoint aussi les autres, et même mieux qu’autrement. Ce sentiment contribue à l’apaisement qu’on perçoit chez elle à la fin de sa vie.

S.M.F. Ces deux types de voyage ont-ils eu un impact sur son écriture ? N’y a-t-il pas, d’un côté, les reportages, et de l’autre, des écrits plus poétiques et lyriques ?

Au Bas Congo, en 1942.


D.L.M. et N.L.B. Il y a en effet chez elle une écriture « objective », surtout dans les reportages, et une écriture plus « subjective » et lyrique – dans « La Mort en Perse », « La Vallée heureuse », « Les Quarante Colonnes du souvenir », le plus haut lyrisme étant atteint dans les poèmes « Rives du Congo et Tétouan ». – Mais l’opposition n’est pas absolue. Comme Annemarie est avant tout un écrivain, ses reportages les plus factuels ont une qualité littéraire marquée. Et ce livre montre à propos d’épisodes précis comment elle s’essaie souvent à traiter une même « matière » sur des modes différents – reportage, nouvelle, poème en prose.

S.M.F. Dans ses reportages sur l’Allemagne nazie ou sur le Rêve américain, Annemarie Schwarzenbach fait preuve d’une grande lucidité et propose des analyses d’une acuité peu courante. A l’époque, était-elle reconnue en tant que journaliste reporter ?

D.L.M. et N.L.B. Oui, en l’espace de treize ans, A.S. a publié 300 articles et reportages dans la presse helvétique. Le nombre de rédacteurs en chef intéressés par son travail est assez impressionnant : elle a écrit pour six quotidiens, trois hebdomadaires et trois revues. Sa formation universitaire d’historienne et son don d’observation manifeste étaient les garants d’une qualité reconnue par tous. Dès 1929, elle a eu accès au grand quotidien zurichois « Neue Zürcher Zeitung ». Thomas Mann lui-même a été impressionné par un reportage réalisé aux USA dans les Etats du Sud, et il a réussi à en obtenir la publication dans sa revue « Mass und Wert ».

S.M.F. Son œuvre d’écrivain semble avoir remporté moins de « succès » ?

D.L.M. et N.L.B. Les accueils ont été très divers. Son premier livre, « Les Amis de Bernhard », publié en 1931, a été accueilli assez favorablement par la presse suisse alémanique. Deux ans plus tard, « Nouvelle lyrique » a été publié par le grand éditeur allemand Rowohlt, mais on entrait déjà dans une période de turbulence politique. Son journal de voyage « Hiver au Proche-Orient » (1934) a été publié à compte d’auteur et n’a rencontré pratiquement aucun succès. En revanche, sa biographie de l’alpiniste Lorenz Saladin (1938) s’est très bien vendue. Quant à sa dernière publication, « La Vallée heureuse » (1940), elle n’a eu guère d’écho – ce qui n’a rien d’étonnant vu le sujet du livre et le contexte de l’époque.

S.M.F. Quant à son travail photographique, très présent dans « La Quête du réel », diriez-vous qu’il traduit lui aussi une ambivalence, l’influence réaliste de l’Europe et des Etats-Unis, et celle plus poétique de l’Orient et de l’Afrique ?

D.L.M. et N.L.B. « La Quête du réel » reproduit une trentaine de photos d’AS. En quelque lieu que ce soit, ces photos possèdent deux qualités frappantes. D’une part elles portent sur les êtres un regard plein de sympathie et d’humanité. Et d’autre part elles s’organisent selon une construction, une géométrie, qui confère de la poésie même à l’image la plus dure, la plus « réaliste ». Telle photo de train dans la neige, prise dans une région minière des USA, est aussi poétique que telle autre qui présente une gracieuse servante-enfant Ouzbek.

S.M.F. Ses photos intéressent-elles, aujourd’hui, de plus en plus de professionnels de l’image ?

D.L.M. et N.L.B. Oui. Il y a une dizaine d’années les photos qu’elle a faites aux USA ont été exposées par la FNAC. A la suite d’une exposition réunissant des photos prises en Afghanistan par A.S., Ella Maillart et Nicolas Bouvier, est paru l’album bilingue « Bleu immortel ». Et il y a eu en 2010 deux expositions. L’une, intitulée « Autoportraits du monde », au Musée d’Art moderne de Lisbonne, très riche, a été accompagnée d’un gros catalogue bilingue (anglais/portugais). On peut regretter que ce travail remarquable n’ait pu être montré dans d’autres villes. La deuxième exposition, plus modeste, a été montrée à Grenoble. Il en reste une trace dans un catalogue collectif, et les photos sont reproduites dans une excellente qualité.

S.M.F. Annemarie Schwarzenbach est une icône en Allemagne et en Suisse ? Qu’est-ce qui plaît chez elle ?

D.L.M. et N.L.B. Des facteurs extra-littéraires doivent jouer dans ce phénomène. Les photos qui montrent A.S. laissent rarement indifférent. Il y a cette beauté androgyne, et ce regard si particulier : quand elle regarde l’objectif et le spectateur, A.S. semble en même temps regarder à l’intérieur d’elle-même. Il y a la modernité de son allure, et la liberté qu’elle manifeste dans ses choix de vie, sans pourtant la moindre provocation. Il y a le tragique de cette vie trop courte. Tout cela donne envie de mieux connaître sa personnalité. Et ceux qui se mettent à la lire sont retenus par la singularité de son œuvre, loin de toute espèce de mode, par l’intérêt du regard qu’elle porte sur son temps, et par son souci d’authenticité.

S.M.F. Quand avez-vous découvert Annemarie Schwarzenbach ?

D.L.M. C’est en 1981 qu’Anita Forrer, la légataire testamentaire d’A.S., a déposé aux archives littéraires de Berne tous les documents (manuscrits, photos, négatifs, etc.) dont elle disposait. En 1987, après quarante-cinq années d’oubli, l’œuvre d’A.S. a commencé à refaire surface et, cette année-là, deux publications ont attiré mon attention.

N.L.B. Pour moi, la découverte s’est faite plus récemment, il y a une dizaine d’années, à travers les travaux de Dominique.

S.M.F. Avez-vous des projets actuellement autour d’Annemarie Schwarzenbach ?

D.L.M. et N.L.B. Oui, les projets ne manquent pas ! D’autant plus que 2012 sera l’année du soixante-dixième « anniversaire » de la mort d’A.S. Ce sera l’occasion d’un événement éditorial assez considérable, car toutes les publications et re-publications sortiront simultanément en début d’année : son premier roman, « Les Amis de Bernhard », paraîtra chez Phébus, et les éditions Zoé publieront un volume comportant une soixantaine de reportages réalisés sur les quatre continents. Quant aux éditions Payot, elles sortiront en poche une édition révisée des six titres qu’elles détiennent et de la biographie « Annemarie Schwarzenbach  ou le mal d’Europe ». Nous avons aussi un projet pour 2013 chez Payot…

S.M.F. Quels livres conseilleriez-vous pour aborder Annemarie Schwarzenbach ?

D.L.M. et N.L.B. « La Quête du réel » est, nous l’espérons, une bonne initiation à son univers. Pour le reste tout dépend du genre qu’on affectionne. Pour les amateurs de récits de voyage : « Hiver au Proche-Orient ». Dans la catégorie reportages : « Loin de New York ». Dans celle du récit lyrique : « La Mort en Perse », puis « La Vallée heureuse ». Dans le domaine de la fiction : « Le Refuge des cimes », ou, plus expérimental, « Nouvelle lyrique ». Quant aux poèmes, « Rives du Congo et Tétouan », parus en édition bilingue, ils sont très beaux.

Interview de Sandrine Mariette

« La Quête du réel » (La Quinzaine littéraire-Louis Vuitton), recueil de textes d’Annemarie Schwarzenbach, présentés et annotés par Dominique Laure Miermont et Nicole Le Bris.

Pour connaître l’actualité autour d’Annemarie Schwarzenbach

http://annemarieschwarzenbach.eu/

Pour connaître le travail de Dominique Laure Miermont

http://dlaure.miermont.free.fr/

Ouvrages d’Annemarie Schwarzenbach cités dans l’interview

« La Mort en Perse », préface et traduction de Dominique Laure Miermont (Petite Bibliothèque Payot).

« La Vallée heureuse », traduction d’Yvette Z’Graggen, postface et biographie courte d’A.S. par Charles Linsmayer + carnet photos (L’Aire bleue).

« Les Quarante Colonnes du souvenir », traduction de Dominique Laure Miermont, préface de Nicole Le Bris (Esperluète Editions) + carnet photos.

« Rives du Congo » et « Tétouan », traduction de Dominique Laure Miermont, postface de Nicole Le Bris (Esperluète Editions) + carnet photos.

« Les Amis de Bernhard » (A paraître chez Phébus, en 2012).

« Nouvelle lyrique », traduction + postface d’Emmanuelle Cotté (Editions Verdier).

« Hiver au Proche-Orient », traduction, présentation et annotation de Dominique Laure Miermont (Payot).

« Loin de New York » (Reportages et photographies, 1936-1938), », traduction et présentation de Dominique Laure Miermont, + carnet photos (Payot).

« Le Refuge des cimes », traduction et postaface de Dominique Laure Miermont (Payot).

Ouvrages autour d’Annemarie Schwarzenbach cités dans l’interview

« Annemarie Schwarzenbach ou le mal d’Europe », de Dominique Laure Miermont (Payot), la biographie officielle d’Annemarie Schwarzenbach.

« Bleu immortel » (Scheidegger & Spiess).

Crédits Photos : © 2011 by Esther Gambaro, © Schweizerische, Berne.

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Posted in Littérature générale by Sandrine Mariette on juin 21st, 2011 at 09:03.

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