Rencontre imaginaire entre Proust et Joyce « La Nuit du monde », de Patrick Roegers
Après l’historique « Cousin de Fragonard », Patrick Roegers transforme la rencontre ratée de Proust et Joyce en une amitié particulière. Jubilatoire.
18 juin 1922, au Ritz, la fête donnée par les Schiff, riches mécènes des gens de lettres, bat son plein dans une atmosphère d’étuve et de flagornerie. Entre alors Proust, semi grelottant, emmitouflé dans neuf pardessus. Une sorte d’homme-sandwich avant l’heure. « Vieille Juive fardée », potineur de salon, corrupteur de la littérature française… l’éternelle vague d’invectives écume sur son passage. Il salue James Joyce, raide comme un passe-lacet, les yeux saignant de souffrance. Instant rare, les deux génies, si différents, se flairent. Proust, fortuné, mondanise encore, Joyce, fauchée, parisianne peu, il « bourjoyce » à travers l’Europe, mariant sept langues entre ses chicots, au point de rebaptiser Sylvia Beach, son éditrice, miss Bitch. Kidnappé par son éloquence endiablée, Patrick Roegers réussit un tour de force grâce à sa puissance visionnaire. Proust et Joyce « avaient à peu près la même conception de la littérature, seule vie pleinement vécue ». L’errance de Bloom dans « Ulysse » fait écho à la flânerie du narrateur dans la « Recherche ». L’un se souvient, l’autre se remémore. L’écriture est « une loupe braquée sur le temps ». Six mois plus tard, jour pour jour, Proust s’éteint à 51 ans. Cette « Nuit du monde » fourmille d’une érudition cocasse (« La Recherche » compte deux mille cent cinquante fautes au premier tirage, record mondial, quant à « Ulysse », le mari d’une des dactylos recrutées brula en partie le manuscrit qu’il jugeait scandaleux); le nouveau Roegers tient en haleine jusqu’à l’heure bleue. Quelle Joyce !
Sandrine Mariette
« La Nuit du monde », de Patrick Roegers (Seuil, 172 p.).
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