sandrine mariette

~ Factory

BD. La performance abstraite de Greg Shaw

Greg Shaw

L’argumentaire de son éditeur Sarbacane ne ment pas : « Travelling Square District », est un album qui s’affranchit des frontières de l’âge, stipule « un travail qui rappelle celui de Chris Ware (“Jimmy Carrigan”, Delcourt) pour la précision du graphisme. Une approche formelle, en forme de clin d’œil à “Fenêtre sur cour’, d’Alfred Hitchcock, ou comment un auteur s’amuse à se donner un cadre ultra rigide pour entrainer le lecteur dans une plongée narrative vertigineuse. Une BD hors norme : un style visuel unique ! » Un pur chef d’œuvre. Mais la question, qui est-il ? Et pourquoi ce choix ?

Greg Shaw est un tout jaune auteur, il est né en 1979 à Grand en Belgique et a suivi des études de bande dessinée à l’académie des Arts de Bruxelles. C’est un passionné et un aventurier. Déjouer les contraintes formelles qu’impose un récit sous forme de cadre, ne jamais perdre son lecteur par une digression aussi infime soit-elle, qui pourrait être fatal dans ce genre d’œuvre « minimaliste », ou plutôt silencieuse et chromatique. L’observation est au premier rang.

En 2005, il publie « Parcours pictural » (Atrabile), son premier album, s’affranchissant de toute forme figurative facilement émotive et ouvrant la voie à la BD abstraite, fouillant, poussant, décryptant les limites de ce qu’on appelle généralement la bande dessinée.

Sûr, l’album s’avère atypique, déconcertant pour certains mais, pour d’autres, c’est une révélation. Jusqu’où Greg Shaw va-t-il dénicher la forme narrative la plus pure, la plus cristalline de son trait conquis et répétitif ? Pour y arriver, Greg Shaw le sait, il ne faudra pas fléchir, mais se renouveler à chaque fois, trouver un nouveau rapport à l’écriture, à l’imaginaire, à l’image… au défilé des images. Même si elles sont identiques comme dans « Travelling Square District ». Il y aura un rythme perpétuel à essayer, un arbitrage sans cesse avec la couleur, un enjeu perpétuel avec le séquentiel. Mais Greg Shaw est jeune et il a cette devise des bons : Keep on fights ! Ce premier album « Parcours pictural », le démarque, il est remarqué, la suite se fait attendre.

A peine un an plus tard, il déride et fait mourir de rire avec « Veuve-Poignet »(la 5ème Couche. Le propos : la masturbation masculine, l’album propose des séquences de bonne ou mauvaise masturbation, de bons ou mauvais trajets « spermatozoïdaux » tout en carrés, agencés comme des cases et, mettant en scène ou symbolisant une émotion, une déception, une déroute, un mauvais état… C’est génial, totalement abstrait, et ça fonctionne à 2000 %.  A quand la masturbation féminine ? Entretemps, Greg shaw publie dans des fanzines de BD, « Stupre », « Eisner », entre autres, , mettant en avant son style recherché, sa marque à lui.

2010, « Travelling Square District », c’est le premier chef-d’œuvre. Ça peut sembler emphatique, grandiloquent, voire même pompeux d’utiliser chef-d’œuvre, mais il existe plusieurs acceptions à ce nom, et j’en choisis deux du Robert :

La première : « œuvre accomplie en son genre, perfection. Il serait malveillant ou non-voyant de ne pas admettre qu’avec  ces effets de travelling cinématographique, comme le souligne très bien « Le Monde », « le lecteur est invité à suivre les histoires dans cette bd inventive sur le plan formel ». Sauf que pour la première fois, Greg Shaw raconte une histoire, avec des effets de zooms sur ces cadres, avec un spectateur qui voit plusieurs histoires se dérouler de plus en plus vite, qui sent qu’on lui rappelle « Fenêtre sur cour », et qui est kidnappé par des effets de suspense grandissant. La ville, la solitude, le meurtre, un dingue qui fait tuer sa femme et sauter le musée d’art abstraits, des flics semblent passer à côté de tout, alors que tout se passe dans un périmètre exigu : la page, le cadre. Pas un mot en trop, d’ailleurs presque pas, des cadres séquentiels pour rallonger l’effet de temps, de peur, de conscience, Greg Shaw atteint la perfection dans ce qu’il a réalisé.

Détails

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Travelling Square District

La seconde définition du Robert : « Ce qui est parfait en son genre ». Comment ne pas le voir ? Comment ne pas le savoir dès la première page tournée ? Greg Shaw s’est aventuré dans la BD minimaliste ou abstraite, il faudrait lui demander ce qu’il préfère, et il est devenu un petit génie dans cette forme graphique. Il a su allier la narration à la simplicité du trait, à la répétition d’un cadre, il n’a pas hésité, au moment du meurtre, à reprendre plus de quarante cases semblables.  Là, c’est son tour de passe-passe, il s’avère aussi pointilleux et exigent pour passer du grand angle au moindre détail, mais s’il estime qu’il veut quarante cases, de forme identique, c’est pour que la BD montre ses nouvelles limites, ses nouvelles investigations. C’est pour ne pas lâcher le fil narratif mais l’explorer d’une autre manière. Ne ratez pas ce livre, il va faire des petits. Qui se baladeront dans un quadrillage parfait, avec un récit construit.

Répétition abstraite

Temps suspendu

Tempête de souvenirs

Temps retrouvé

Avec une petite vidéo je vous montre le territoire de « Travelling Square District », aucune ville n’est cité, c’est bien normal, elles finissent pas toute se ressembler graphiquement.

Ne ratez pas cet album, un des meilleurs de l’année, et puis un jeune talent dont l’homonyme, décédé en 2004, avait, en son temps, été l’illustrateur aussi fou que talentueux des artistes les plus underground.

Sandrine Mariette

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Posted in BD-mangas and Littérature jeunesse and Roman graphique by Sandrine Mariette on mars 28th, 2010 at 15:09.

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